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L'invasion des Grenouilles - "La nuit Eternelle"

Juché sur une montagne sans nom, Daniel Pearly contemplait au travers du HUD les nuages de poussière qui enflaient dans la clarté surnaturelle de la planète qu’il était censé explorer. Même s’il se sentait protégé des émanations mortelles par la combinaison en silice souple, il savait pertinemment que la moindre défaillance de celle-ci lui serait fatale. Fort heureusement, il était préservé des vapeurs toxiques par la propre atmosphère que lui fournissait le système appelé “Oracle”.


Quel bijou, cette combi ! Mais tellement compliquée, qu’il s’était payé de violentes céphalées lorsqu’il avait dû ingurgiter la totalité des données nécessaires à la faire fonctionner. Le reste du matériel était à l’avenant.


Le Consortium, au vu de la mission qui lui avait été confiée, avait doté Pearly de tous les attributs technologiques existants. En ce qui concernait le système de communications, il s’était opposé au fait de lui insérer un implant cervical. Il y perdait une certaine vitesse de transfert de données, mais franchement, il conservait son intégrité physique déjà mise à mal par des années de bons et loyaux services au Consortium.


Il avait d’ailleurs une réputation de quelqu’un de naturellement obstiné et peu enclin aux compromis, et ce pour presque tous les sujets ! Sa plus proche collaboratrice, Deina, l’avait mis en garde : vaincre son obstination serait la plus grande bataille qu’il aurait à mener. Ce à quoi il avait répondu, d’un ton complice, que c’était le seul défaut qui valait qualité chez un explorateur. Il avait marqué un point et se félicitait de cette répartie.


Rabattre le caquet de Deina Altiva, même provisoirement, tenait de l’exploit. Comme lui, elle faisait partie du Consortium mais évoluait en qualité de géologue et logisticienne, position qui ne lui faisait lever ses magnifiques fesses qu’à la faveur d’une pause Bolukawa, le café bleu de Poniantis. Il accordait de multiples intérêts à Deina. Elle combinait une beauté physique à couper le souffle à un potentiel intellectuel apparemment illimité, du moins Pearly le pensait, lui qui n’avait atteint en tout et pour tout que le quatrième grade lors de sa scolarité. De fait, quand elle parlait, on l’écoutait, même quand elle faisait allusion à cette obstination qui le mettait en colère.


Or, maintenant, cette phrase prenait tout son sens, dans ce désert hostile. Ce trait de caractère n’avait pas échappé à ses patrons qui l’avaient mis à profit en lui faisant fouiller le secteur perdu des Cinq Lunes de Balthar. Les pontes qui avaient commandité cette mission n’auraient jamais, les Dieux en étaient témoins, posé un seul orteil sur la poussière de Kumphat, si ce n’était par le truchement d’un programme de simulation virtuelle.

Bien entendu, ils avaient longuement loué son intégrité et son caractère d’acier en terminant le dithyrambe par une formule du style: « Vous êtes la seule personne qualifiée pour effectuer ce travail ! »


— Mon cul, oui ! grogna-il à haute voix.


D’ailleurs, en parlant de postérieur, il était assez mal engagé de ce côté-là. Le problème immédiat qu’il devait surmonter se situait justement dans cette partie délicate de son anatomie: quelque chose (tout du moins espérait-il que cela ne soit pas vivant!) s’était malencontreusement logé dans sa fesse droite en provoquant une douleur des plus sévères.


En effet, lorsqu’il s’était affalé pour une énième fois sur les strates poussiéreuses, ce qui semblait être une aiguille de quatre ou cinq centimètres avait transpercé sa précieuse combinaison. La souffrance avait été immédiate, suivie d’une bordée de jurons qui contrasta avec le silence total qui régnait à ce moment-là dans le désert de poussière. C’était à cause des épisodiques déflagrations sonores qu’il s’était fait surprendre ; occupé à faire un prélèvement de silice pure, il avait tout simplement oublié de guetter l’onde de choc repérée par ses capteurs. N’ayant pu déclencher l’ancrage gravitationnel qui l’aurait maintenu au sol, il avait subi de plein fouet une violente décharge qui l’avait étendu pour le compte, faisant accuser une cuisante défaite à son amour propre ainsi qu’à son arrière-train.


Il savait qu’il ne devait pas bouger sous peine d’aggraver sa blessure. Le système de survie avait rapidement pris en charge l’incident et commençait à extraire l’objet indésirable. Pearly, bien qu’endurci par son ancien entraînement militaire et malgré le soutien des antalgiques injectés par sa pompe spinale, ressentait une douleur persistante.

Un jour, un type lui avait enfoncé une centaine de micro-aiguilles dans le dos au cours d’une rixe dans le bar qu’il fréquentait trop régulièrement sur Elder Plus, sa planète natale. La douleur était comparable, quoiqu’à cette époque, points d’endorphines ni de combinaison pour le soulager.


En patientant tant bien que mal jusqu’à la fin de la cicatrisation, il se força à évacuer le reste de sa douleur en pratiquant les exercices respiratoires appris lors d’un stage de conditionnement ; la contemplation des lunes de Balthar l’aida dans cette entreprise. La première, qui était aussi la plus imposante, était à demi-masquée par une brume bleutée qui jurait avec l’ocre de sa surface parsemée de cratères. Schwerstern, la deuxième, la seule qui avait reçu l’honneur d’être baptisée, se présentait sous l’aspect d’une sphère rutilante aux reflets métallisés qui renvoyaient des miroitements d’acier dans la stratosphère de Kumphat. Pendant des décades, SchwerStern avait été grêlée par des forages miniers qui avaient mis à jour des gisements inépuisables de Tungstène Epsilon, métal qui, à l’état natif, n’est présent que sur cette lune à la géométrie parfaite. Hélas, une soudaine et inexplicable accélération de sa rotation avait mis un point final à toute velléité d’exploitation rentable, les puits-Derrick ayant une fâcheuse tendance à se désintégrer en compagnie du tâcheron qu’on leur avait attribué. Le Consortium, face à une telle perte financière avait abdiqué de manière royale en payant le mois inachevé des malheureux opérateurs à leurs familles. Lui-même avait d’ailleurs perdu un cousin dans cette catastrophe et cet épisode l’avait définitivement vacciné au sujet de la supposée philanthropie de ses employeurs. Il était là en connaissance de cause, sachant pertinemment que sa vie ne valait pas plus, pour les décideurs, qu’une poussière dans leurs yeux.


Les hommes de l’espace étaient remplaçables. Ils étaient les pions indispensables de l’échiquier de la vision capitaliste. Ainsi en allait-il de la palpitante vie des gens de sa caste : utilisés mais jamais célébrés. Pearly, à bientôt trente-cinq ans, avait donc gardé une rancune tenace pour la bureaucratie. Il restait toutefois lucide : il préférait de loin les laisser s’illusionner sur la véritable nature de ses pensées que de se mettre en travers de leur trajectoire. Les mouvements contestataires avaient fait leur temps. Ils avaient d’ailleurs disparu de tous les mondes connus sans que personne n’osât demander ce qu’il en était advenu.


Par exemple, La Regit-Stellar, une communauté dissidente qui avait colonisé une des lunes de Valus et qui revendiquait à grands cris un droit à l’existence d’un contre-pouvoir, avait bizarrement essuyé la visite impromptue d’un astéroïde dans un secteur qui en était dépourvu. Cela lui faisait mal, mais Pearly et sa grande gueule n’avait guère d’autre choix que de travailler avec eux, et non pas contre eux. Le choix n’existait plus dans ce monde : la caste autoproclamée de Regit-Stellar en avait fait l’amère expérience.


La troisième lune était quant à elle, une naine gazeuse. Aussi belle que SchwerStern, on ne pouvait toutefois y poser le pied au risque de traverser sa surface et se retrouver dissous par les acides qui la composaient. Le drone chargé de l’explorer fut perdu corps et bien au moment même où il effleura son champ gravitationnel sans glaner la moindre information utile, si ce n’était que ça ne valait pas le coup de dépenser des millions de titres-crédits à l’hypothétique exploitation gazeuse de cet enfer corrosif. Le spectacle était toutefois impressionnant. Les teintes, se succédant à un rythme rapide, donnaient l’impression de regarder à travers un antique kaléidoscope.


Pearly en avait un chez lui ; il possédait d’ailleurs tout un tas de vieilleries et de bidules surannés qui lui avaient permis d’impressionner la plupart des filles de sa caste. Ces antiquités avaient eu leur heure de gloire. Ses nouvelles conquêtes les examinaient maintenant d’un air dédaigneux. Le temps faisait son œuvre même pour les objets et il le regrettait. Son amour pour l’Histoire ne s’accordait plus avec l’époque.


— Quel putain de ringard je fais ! dit-il tout en rigolant intérieurement.


Sur ce, il enclencha son antique lecteur mp3 rempli de musique terrienne qu’il avait pris soin de modifier afin que la liste de lecture s’affichât sur le HUD. Son choix s’arrêta sur "Ranch on Mars" des Galactic Cowboys, la perfection pour assaisonner sa flânerie Baltharienne. Les paroles semblaient lui parler :

« Différents lieux, autres noms. Peuples distincts, et pourtant si semblables. Nous sommes frères dans nos cœurs. Dans l'espace, nous ne serons jamais seuls. Un jour, nous vivrons parmi les étoiles. Peut-être posséderons-nous un ranch sur Mars ? »


Un ranch sur Mars... Fût un temps où il aurait signé sur le champ mais depuis les résultats de l’exploration relatée dans le journal Valusien, son excitation était retombée. Son ranch aurait enduré les mêmes épreuves que les plateformes de terraformation qui avaient poussées comme des champignons sur cette planète rouge il y a quelques années. Le sous-sol renfermait un parasite qui s’était évertué à bouffer chaque centimètre carré de métal présent sur la planète. Nul ne savait si le parasite était endémique à Mars ou si on l’avait disséminé à quelques fins de sabotage. Vu que les plateformes appartenaient au Consortium, Daniel aurait pu se marrer et jouir de ce revers mais le parasite phagocytait également les particules ferreuses du sang humain. Cent douze personnes moururent ce mois-là. Transpercés par cette saloperie, les organes et les muscles perforés par des quenottes insatiables, ingénieurs et ouvriers moururent dans d’atroces souffrances avant que l’on décida de faire le ménage à coup de bombes fissiles qui vitrifièrent instantanément la surface de Mars. Des torpilles-Taupes parachevèrent l’ouvrage en s’insinuant dans les cratères les plus profonds pour diffuser une symphonie de rayons gammas qui éradiquèrent la bestiole.


Le consortium devra attendre une dizaine d’année avant d’annexer de nouveau le territoire martien sous peine de voir les capitaux investis se volatiliser sous l’effet des radiations. La perte financière était monstrueuse, la perte humaine moindre.


La quasi-totalité des employés du Consortium qui s’était enrôlé dans cette galère n’avaient rien à attendre d’autre de la vie. La plupart du temps, c’était des orphelins, des sans-Castes ou encore des repris de justice repentants qui se forgeaient une destinée moins misérable en allant travailler sur des planètes ingrates en s’échinant à y implanter une vie en bocal. Il soupira :

– Tu parles d’un ranch !

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